Les tables rondes du Hollywood Reporter

Les plus grandes stars de Hollywood qui discutent entre elles, librement, sans intervention inopinée d’agent ou autre manager : c’est le principe des fameuses tables rondes du Hollywood Reporter. Pour mieux comprendre ce phénomène, Vanity Fair s’est glissé dans les coulisses de l’émission 2.0 la plus réussie de la côte ouest.
Les tables rondes du Hollywood Reporter
The Hollywood Reporter

Il n’y a ni entrée, ni plat, ni dessert. Pourtant se retrouver à table face à Martin Scorsese, Leonardo Di Caprio, Jonah Hill et Terence Winter pourrait bien correspondre à la conception d’un repas divin pour de nombreux cinéphiles. Au menu, des anecdotes de tournage, des récits passionnants par des artistes éminemment respectés et un sentiment enivrant de faire partie pendant quelques minutes du sérail hollywoodien grâce aux fameuses vidéos des tables rondes du Hollywood Reporter.

Il y a cinq ans, le magazine fondé en 1930 perdait ses annonceurs un à un et ne faisait plus le poids face à l’émergence d’une flopée de sites et blogs cinéma aussi pointus que populaires. Désormais, The Hollywood Reporter coiffe au poteau son principal rival (Variety) et s’est taillé une part du lion sur la toile puisqu’en mars 2014 le site enregistrait 14.288 millions de visiteurs uniques. Outre les articles de qualité et des visuels sophistiqués, le média s’est démarqué en organisant des soirées incontournables et en développant son fameux concept (désormais culte) de tables rondes: des émissions de 45 à 60 minutes qui réunissent deux journalistes ou « modérateurs » et 6 invités du cinéma ou de la télévision. Le principe ? Les faire parler d’eux et de leur boulot sans intervention inopinée d’agent, manager ou autre publiciste. Un schéma a priori classique mais pourtant inédit dans une industrie où pratiquer la langue de bois est quasi imposé.

Leonardo DiCaprio, Martin Scorsese et Jonah Hill pour Le Loup de Wall Street.

Le succès de ces « roundtables », qui viennent de recevoir un Emmy, incarne à lui seul le lifting réussi de The Hollywood Reporter entrepris en 2010, par Janice Min, ancienne rédactrice en chef de US Weekly et nommée directrice éditoriale. Depuis, face à l’engouement qu’elles suscitent, certaines tables rondes ont été rachetées par des chaines de télévisions américaines et apparaissent même en bonus sur des DVD.

Plusieurs mois de préparatifs

Comme on peut aisément l’imaginer, ce genre de petite sauterie huppée réunissant le gotha de l’industrie, (Matthew McConaughey, Julia Roberts, Claire Danes, ou encore Matthew Weiner, le créateur de Mad Men) s’organise très – très – en amont. « En dehors des tables rondes exceptionnelles accompagnant une série « événement » ou la sortie d’un film (comme celle autour du Loup de Wall Street) les roundtables suivent les saisons des « awards ». On commence début septembre, après le festival de Toronto, à booker les talents pour les « roundtables » des Oscars. C’est un travail de longue haleine puisque la post production a lieu après Noël. » explique Jennifer Laski, ancienne photo editor freelance, repérée pour son travail à US Magazine et Fortune Magazine et que Janice Min nomma directrice photo et vidéo du Hollywood Reporter dès son arrivée à la tête du navire. Idem pour les tables rondes annonçant les Emmys ; plusieurs mois s’avèrent nécessaires et, cette année, les tournages ont eu lieu dès le mois d’avril.

Sarah Paulson (American Horror Story: Coven), Vera Farmiga (Bates Motel), Keri Russell (The Americans), Jessica Pare (Mad Men), Claire Danes (Homeland) et Julianna Margulies (The Good Wife).

Quand on demande à Matt Belloni, ancien avocat reconverti en journaliste pour The Hollywood Reporter s’il est difficile de faire venir des invités aussi prestigieux que Sandra Bullock (actrice la mieux payée d’Hollywood), il répond que non. « Une des premières stars à avoir accepté était George Clooney. S’il dit oui, tout le monde suit. » s’amuse -t- il. Stacey Wilson, l’une des trois modératrices des tables rondes, aux côtés de Stephen Galloway et Matt Belloni, ajoute néanmoins que ce casting peut mettre des semaines - parfois plus – à se préciser. La journaliste a sa propre technique pour attirer les stars dans les filets du THR : « Beaucoup d’acteurs et scénaristes attribuent leur nomination aux Emmys à leur participation à nos tables rondes. J’envoie donc aux attachés de presse les roundtables de la saison passée. Ils constatent que la plupart des nominés et des gagnants sont passés devant nos caméras. Rien n’est plus convaincant ou illustre mieux le pouvoir de notre marque. Et puis, nos tables rondes sont vraiment étonnantes et très belles, ce que les PR (public relations) adorent » confie-t-elle avant d’ajouter que, malgré tout, certaines personnes déclinent quand même l’invitation. « Ce sont généralement des acteurs de télévision qui décident d’arrêter un temps la promo de leur show. Je pense à Amy Poehler, Louis CK ou Tina Fey qui pendant la période 30 Rock a voulu prendre un peu de recul face aux médias » précise - t-elle. Mais une fois que les invités répondent présents, ces méga stars se plient aux règles de ce programme passionnant.

« Pas de publiciste ni de chien sur le plateau »

« Quand on tourne, on demande aux PR de quitter la pièce. Il n’y a que l’équipe de cameramen et les talents présents » explique Jennifer Laski. C’est la règle, personne n’y déroge, même les plus grosses pointures du cinéma... et leurs amis canins. « Quand Mickey Rourke présentait the Wrestler, il est venu tourner la table ronde en compagnie de son chien. Bien qu’adorable, on n’a pas cédé et le toutou a du passer le temps du tournage dans une autre pièce où il n’a rien trouvé de mieux à faire que d’uriner sur les tapis du Beverly Wilshire hotel » raconte Matt Belloni. À part ce souci de tapisserie, peu d’incidents ou d’anecdotes croustillantes à raconter. « On est à Hollywood, tout le monde est ultra pro ici » note Raphaël Laski, français expatrié en Californie. Le but de ce mini-comité? Libérer la conversation au maximum dans une ambiance intimiste.

Andy Samberg (Brooklyn Nine-Nine), William H. Macy (Shameless), Matt LeBlanc (Episodes), Jesse Tyler Ferguson (Modern Family), Jason Biggs (Orange is the New Black), Tony Hale (Veep), lors d'une table ronde réunissant les acteurs nommés aux Emmy Awards pour une série comique.

Au début du show, la plupart des « talents » semblent d’ailleurs plutôt réservés et timides comme Julia Roberts, oscarisée en 2001, qui ne peut masquer une certaine anxiété au début de l’émission. Mais l’équipe du Hollywood Reporter a conçu le tournage et le décor pour favoriser une atmosphère détendue et gommer la retenue des invités: « Cela peut paraître anodin mais le set est très minimal ; ce n’est pas une grosse production avec plein de lumières et de câbles partout comme c’est le cas sur un tournage de ciné ou de télé et on ne crie pas « action ! » quand on tourne. Tous ces détails mettent à l’aise nos invités. Quand on filme, on s’arrange aussi pour ne jamais braquer une caméra devant le visage des « guests », on opte pour une longue focale qu’on manie par derrière ou sur le côté. Bref, on se fait le plus discret possible. » Si discret, qu’il arrive que l’équipe soit habillée en noir pour se fondre dans le décor, lorsque celui ci est sombre. Ce fut le cas sur la table ronde organisée pour la sortie du Loup de Wall Street : « À part un « bienvenue » chaleureux quand les invités arrivent, on leur parle très peu » résume le chef réalisateur. L’objectif ? Se faire oublier pour les aider à se livrer et à parler comme s’ils étaient dans le salon de l’un d’entre eux, sans témoins voyeurs.

Une discussion spontanée entre pairs

Pour encourager la discussion, il se murmure que les invités trouvent un peu d’alcool à disposition en coulisses (le tournage a en général lieu en début de journée). Mais c’est surtout le format qui permet de délier les langues : en une heure de tournage, la conversation sort forcément des sentiers battus et de la récitation du discours promotionnel. Jennifer Laski précise que ces tables rondes sont tournées en conditions de live, une heure, sans interruption. Une fois seulement un comédien dont on ne peut dévoiler ici le nom - disons que c’est un A-lister très séduisant - aurait décidé de faire une pause et s’est permis de couper court à la conversation sans prévenir. « Nous avons été un peu choqués parce qu’il a juste décroché son micro d’un coup et est parti aux toilettes comme si de rien n’était. Ce n’est pas l’esprit des tables rondes, mais c’est un acteur tellement génial qu’on peut lui pardonner !» se souvient un technicien, présent sur le shooting ce jour là.

Les réalisateurs : Quentin Tarantino, David O. Russell, Ben Affleck, Ang Lee, Tom Hooper et Gus Van Sant.

Bien sûr, ça marche plus ou moins bien selon les invités : « Un jour Tarantino est arrivé en gueulant qu’il ne voulait pas faire la vidéo et qu’il en avait rien à foutre. Finalement, il s’est pris au jeu, a retrouvé sa bonne humeur et a même eu l’air d’apprécier de participer au débat » se remémore Raphaël Laski. Et c’est également le rôle des modérateurs, de savoir rendre la conversation « plus juteuse » ou plus intime. Ils préparent donc à l’avance une vingtaine de questions (auxquelles les invités n’ont pas accès en amont ) pour relancer la conversation si nécessaire : « Quel a été le meilleur ou le pire conseil qu’on vous ait jamais donné ? », « Avez vous déjà pensé à abandonner votre métier ? », « Que feriez vous si vous n’étiez pas comédienne ? »... Les journalistes se retrouvent une heure avant le début du tournage pour les relire. « On regarde les questions des années précédentes pour voir quelles questions avaient marché ou pas et quels sujets plus d’actualité on peut soulever. » développe Stacey Wilson.

Mais le show est avant tout conçu comme une discussion entre pairs et Raphaël Laski cite comme inspiration visuelle principale les tables rondes de l’émission dinner for five qui réussissait l’exploit dans les années 2000 de nous montrer nos célébrités préférées attablées et détendues. La plupart du temps, la conversation est si naturelle que même la grande Oprah sort de son rôle de « power woman » lorsqu’elle partage humblement plusieurs mésaventures de tournage : elle avoue notamment avoir été mortifiée de honte sur le tournage de La Couleur Pourpre. Elle raconte que lors de sa première scène, elle a regardé la caméra, comme on le fait à la télé, obligeant Steven Spielberg à demander de couper. Jennifer Laski savoure encore le souvenir de cette roundtable « On ne savait pas comment Oprah serait en tant qu’invitée et elle nous a tous scotchés : elle n’avait d’yeux que pour Lupita Nyong'o, qui était encore une quasi inconnue, elle lui posait des questions, s’intéressait sincèrement à elle. C’était très émouvant.»

Octavia Spencer (Fruitvale Station), Emma Thompson (Saving Mr. Banks), Julia Roberts (Un été à Osage County), Oprah Winfrey (Lee Daniels' The Butler), Lupita Nyong'o (12 Years a Slave), et Amy Adams (American Hustle).

Au delà des confidences, il arrive que le ton monte entre les invités. Matt Belloni se rappelle notamment d’un accrochage entre deux scénaristes, Aaron Sorkin (The Social Network) et John Wells (The Company Man). « Le premier y est allé fort lançant que « si les auteurs veulent gagner plus ils n’ont qu’à écrire mieux. » » Pour le journaliste, ce sont justement ces tables rondes, celles où l’on entend le moins les moderateurs, qui sont les meilleures.

Hollywood pour tous

« Parfois je tremble derrière la caméra » lance, très sérieusement, Raphaël Laski. Il en va de même pour les cameramen recrutés par le couple Laski qui viennent filmer les émissions presque plus par passion que par nécessité financière à l’instar du jeune producteur et réalisateur français Antoine Manceaux : « Si on travaille dans cette industrie c’est pour ou grâce à ces gens. Avoir la chance de les entendre et les observer parler de leur métier, ça n’a pas de prix. J’apprends toujours quelque chose d’eux et je ressors du tournage avec la niaque ». Tout comme lui, les spectateurs aiment ce sentiment de se sentir « insider » et dans le secret d’une industrie qui fait toujours autant rêver. D’ailleurs, selon Belloni, ce qui rendait le clash entre Sorkin et Wells particulièrement croustillant était de savoir qu’ils avaient travaillé ensemble sur la série The West Wing. Information, que les spectateurs, eux, n’ont pas forcément en tête... Il y a un an, Janice Min a alors eu l’ingénieuse idée d’inclure des explications en pop-up dans chaque vidéo, des légendes qui resituent certains propos et permettent ainsi au grand public, et plus seulement aux initiés, de comprendre les « privates jokes » et références des interviewés.

Une qualité « broadcast »

Ces tables rondes sont aux émissions internet, ce que la haute couture est au vêtement. Pourtant, ses budgets laissent rêveurs tant ils sont modestes, laisse entendre Jennifer Laski qui se souvient encore des débuts « système D » où elle rapportait de sa propre cuisine les verres dans lesquels on offrirait un verre aux invités. Cela n’empêche pas de ne rien laisser au hasard : « On veut le meilleur pour l’émission et les invités. Nous ne cessons donc d’améliorer la production, quitte à ce que ça sorte de notre poche. Depuis notre arrivée avec Janice, nous avons par exemple décidé que les acteurs seront coiffés, maquillés et habillés, comme ce serait le cas pour un shooting de magazine. - Cela nous permet de faire de sublimes photos. « Les tables rondes des comédiennes sont celles qui demandent le plus de travailt, l’équipe monte alors à une quarantaine de personnes ! On travaille aussi de plus en plus la post-production. Dernièrement, on a externalisé les retouches de post-prod pour atteindre une qualité compatible avec la diffusion télé.» Pour obtenir un résultat inégalé sur internet, l’équipe a même fait fabriquer une table spécialement pour ces « rountables ». « La dimension est importante pour qu’on puisse ne pas voir les caméras dans l’angle et que les « guests » soient à l’aise. Après avoir essayé plusieurs options et même des tables carrées (sic ), on a calculé que la taille idéale est une table ronde de 7,5 pieds de diamètre et on en a fait faire deux sur mesure, qu’on stocke à Los Angeles et à New York, nos deux lieux de tournage » explique Raphaël Laski.

Jake Gyllenhaal (Prisoners), Forest Whitaker (Lee Daniels' The Butler), Matthew McConaughey (Dallas Buyers Club), Jared Leto (Dallas Buyers Club), Josh Brolin (Labor Day) et Michael B. Jordan (Fruitvale Station).

Ce sens du moindre détail a valu au « web show » a fini par attirer l’attention des chaînes de télévision. Contactée par email, Janice Min estime qu’ « il serait logique de voir les tables rondes à la télévision. » L’an dernier, la directrice éditoriale a donc d’abord suggéré l’idée à PBS SoCal (une chaine locale californienne) qui a immédiatement été d’accord. « Je voulais qu’elles aient ensuite une plateforme nationale et j’ai contacté la chaîne d’ « entertainement » A&E qui a, elle aussi, été intéressée. Les comédiens sont aussi très enthousiastes à l’idée que leur conversations soient partagées avec une audience encore plus large » conclut la directrice éditoriale. Pour son employée Stacey Wilson « nos tables rondes sont l’exacte rencontre du divertissement et du journalisme. Un packaging glossy et un contenu profond… », une formule qui explique leur succès et en fait une plateforme autant convoitée par les artistes que les magnats de la presse qui veulent s’en inspirer. Après les compositeurs, les showrunners et les réalisateurs de documentaire, certaines stylistes de cinéma espèrent pouvoir bientôt avoir, eux aussi, leur propre table ronde.

Cette success story est d’autant plus remarquable que des réussites aussi fulgurantes sont rares dans le monde déclinant des médias. Le groupe Guggenheim Media, propriétaire du magazine, entend donc reproduire l’expérience avec son titre musical Billboard et vient dans ce but d’étendre les fonctions de Janice Min à ce deuxième magazine. Interrogée sur cette nouvelle mission, cette dernière confie qu’elle veut d’abord centrer le contenu du magazine sur les talents, producteurs et artistes. « Depuis trop longtemps, Billboard était rivé sur l’aspect business de la musique. Mais ce qu’on réalise aujourd’hui c’est que les artistes sont le business. » Et si la vraie force des tables rondes du Hollywood Reporter, est d’avoir su, dans un univers où le dollar est roi, remettre les artistes au centre et réaliser qu’ils sont la plus grande richesse d’Hollywood ?